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LA RÉVOLUTION AU MEXIQUE

Publié 21 février 2025 par Modotre
Alors qu'en 1982, je réfléchissais dans quel registre j'allais laisser glisser ma plume, je me suis essayée à mon unique nouvelle en écrivant « La révolution au Mexique ». 43 ans plus tard, je la publie, un peu comme « une œuvre de jeunesse » en soupirant, dans un sourire : « Ô Dieu ! Comme le temps passe !!! »

*     *     *

4h. 48. Il lui avait fallu un peu plus d'une heure pour achever sa besogne. Un jour de soleil et d'autres circonstances, et elle aurait battu des mains de fierté et de joie mélangées. Mais en ce petit matin de juin pluvieux, elle n'avait qu'une idée : s'atteler de son mieux au tombereau de Bruno et dévaler ce raidillon pierreux aussi vite que le lui permettraient ses jambes variqueuses et flageolantes. Elle sortit de sa poche un grand mouchoir, marqué dans le coin d'un « B » à fioritures, et d'une main preste épongea son visage, sans s'attarder aux paupières afin de se persuader qu'elle ne pleurait pas. Puis elle réajusta sa capuche, tira vivement sur les lacets; trop brusquement sans doute, puisqu'un des deux craqua. Elle tenta de le rabibocher, esquissa un semblant de nœud plat mais, était-ce dû à ses doigts fébriles ou aux cordons détrempés, elle n'y parvint pas. Tant pis ! Elle ne perdrait pas une minute de plus. Le dernier carton était déchargé, elle devait déguerpir. Elle empoigna les bras de sa charrette, effectua un violent demi-tour et se précipita le long du sentier. Elle n'avait pas fière allure, affublée d'un minable ciré jaune aux manches retroussées, dont le capuchon, libre de toute attache, flottait disgracieusement autour de sa tête. À chaque pas, ses bottes de caoutchouc noir chuintaient dans des flaques de boue visqueuse.

– Te souviens-tu, Manon, lorsque tu pataugeais délicieusement dans les caniveaux de ton enfance ? Tu l'entends encore, la voix menaçante de ta mère qui promettait la baguette si tu n'arrêtais pas immédiatement ! Cette bonne eau épaisse et brune qui crépissait tes chaussettes; c'était presque de la crème caramel qui te donnait envie de lécher ! Et quand tu t'en barbouillais les joues, copieusement, singeant les curistes de bains de boue... Te souviens-tu ?
- Arrête arrête, ma tête, de fredonner ces « poéchantines », ça n'est plus l'heure; ma mère est morte, les caniveaux ont été remblayés et remplacés par les canalisations...

Elle avait dépassé l'église, tourné à gauche et longeait d'un pas décidé le mur du cimetière, se récitant un poème de Paul Fort, celui qui parle d'un petit cheval. Qu'un éclair blanc la transperce à l'instant, elle serait soulagée ! La mort ne lui faisait pas peur en soi. Depuis longtemps, elle l'avait apprivoisée et ne redoutait pas l'ultime seconde qui la précipiterait dans l'au-delà. Non ! Ce qui la torturait, c'était de ne pouvoir choisir elle-même la façon de s'en aller. Une peur panique s'emparait d'elle à l'idée qu'un fanatique, maniaque et sadique, puisse décider à sa place. Elle s'imaginait livrée aux supplices les plus raffinés, choisis dans le répertoire de la cruauté à long terme. Et, comme elle ne possédait pas en elle l'héroïsme exemplaire de célèbres canonisées, elle avait même envisagé de se faire transplanter une dent creuse, remplie d'un précieux cyanure. Mais bien entendu, on se riait d'elle quand elle en parlait à la légère. Le ton badin qu'elle adoptait alors ne tendant qu'à berner son vis-à-vis, lequel, pédant répliquait :
– Allons donc, lorsqu'on se targue d'être croyante, c'est une apostasie de redouter les calamités que nous réserve peut-être l'avenir !

Plus que quelques mètres et ce serait la maison. Elle rentrerait le tombereau sous la remise, fermerait sa porte à double tour, suspendrait l'imperméable au crochet de la douche pour qu'il dégouline dans la baignoire et s'accorderait quelques minutes de répit. Puis elle se plongerait dans un bain brûlant, se frictionnerait au gant de crin pour aider son sang glacé à circuler dans ses veines. Alors seulement elle prendrait le bus jusqu'à la ville et irait acheter un bol, une tasse, une assiette et des couverts de plastic.

*     *     *
 
Tout s'était décidé rapidement, au milieu de la nuit, la trente deuxième depuis que Bruno l'avait quittée. Le destin est souvent plein d'humour : ils s'étaient mariés en décembre, alors qu'elle rêvait d'une noce au muguet, et voilà que le joli mai de cette année l'avait coiffée d'un chapeau noir de veuve. Par pudibonderie protocolaire, elle s'était abstenue de le parer de clochettes blanches... et pourtant, elle était certaine que Bruno aurait applaudi. Mais les autres se seraient offusqués : ils ne connaissaient de lui que sa relative retenue raisonnable.
D'ailleurs, elle ne leur dirait pas non plus où étaient passés sa vaisselle, ses miroirs, ses lustres et ses meubles. L'angoisse ne se partage ni ne s'explique; elle est propre à chaque être, ne faisant qu'une avec sa proie. Elle ne naît pas non plus d'une génération spontanée; elle chemine progressivement, d'abord un peu timide – la garce, elle est rusée ! - puis elle prend de l'assurance, se fixe dans un coin de l'esprit et de là, rayonne sournoisement, enveloppant solidement chaque circonvolution du cerveau de ses tentacules tenaces. Bruno disparu, le champ était désormais libre, lui permettant d'atteindre son paroxysme.

Au début, elle était parvenue sans trop de peine à ne pas réfléchir. La première semaine l'avait vue courir de la morgue à l'état civil, de l'état civil aux pompes funèbres, des pompes funèbres à l'imprimerie, de l'imprimerie à la cure catholique, de la cure au marché aux fleurs, du marché aux fleurs à l'église, de l'église au cimetière, du cimetière au bistrot, pour la collation, il paraît que ça se fait !

– Te souviens-tu, Manon, l'enterrement de ton aïeule ? Tu étais au premier rang, endimanchée et émue; la brassée de glaïeuls, qu'on t'avait d'autorité flanquée  dans les bras, masquait à tes yeux l'autel où le prêtre officiait; à ta droite et à ta gauche, engoncés dans leurs costumes de première communion, tes deux frères, ridiculement dotés de bouquets identiques, avaient l'air mal à l'aise. Heureusement, il y avait le chœur d'hommes, t'en souviens-tu ? À chaque fois que les barytons entonnaient un cantique, vous pouffiez derrière vos gerbes; et vous riiez tant et tant que vos frêles épaules en étaient toute secouées; à vous voir ainsi de dos, les parents et amis des bancs suivants chuchotaient, consternés :
– Mon Dieu, comme ils aimaient leurs grand-mère ! Te souviens-tu ?
- Arrête arrête, ma tête, de faire des sauts dans le temps. Bruno aussi disait qu'un ensevelissement devait être gai... « Tu vois mon amour, cette fois je n'ai pas su... »

Les jours suivants, elle avait vidé l'armoire du défunt – « tu entends, chéri, ce nom peu banal que l'on t'adjuge ! » – lavé, trié et reprisé les vêtements abîmés. Puis elle avait empaqueté le tout et expédié ses colis à quelque mission lointaine. Marik avait bien un peu protesté, pour la forme, mais s'était aussitôt ravisée devant la détermination presque farouche de sa mère; après tout, c'était elle, la veuve !

Il y avait eu ensuite le fastidieux travail de rédaction. Devant l'amas de condoléances qu'elle avait, au gré des courriers, jetées dans un gros sac de jute, Stéphane avait levé ses longs bras au ciel; mais tous ses arguments, visant à la dissuader de répondre à chacun personnellement, furent vains.
– Un simple bristol ferait largement l'affaire ! répétait-il en bougonnant.
Elle avait tenu bon. À tous, elle écrirait un mot, selon qu'elle les connaissait.
... parce que tu ne comprendrais pas, petit, que tout ce temps qui te semble perdu me permet de distancer provisoirement l'angoisse; je ne te l'ai pas dit; tu m'aurais emmenée de force chez toi pour me « paterner »; et ça, je ne le veux pas, jamais, en aucun cas...

Les dernières lettres timbrées et postées, elle se sentit vulnérable. Désœuvrée, elle arpenta la maison en long, en large et en travers, ayant eu soin, auparavant, de régler l'amplificateur suffisamment fort pour que la musique l'accompagnât dans chaque pièce. Il fallait qu'elle s'occupe au plus vite, sinon... 
Elle ouvrit la grosse malle de voyage qui datait de son grand-père. Elle y redécouvrit les marionnettes confectionnées par Bruno et, juste dessous, une longue caissette bleue. Elle était sauvée ! Elle l'arracha hors de la malle et courut à la cuisine. Sa trouvaille contenait de quoi la distraire des jours durant. Elle éventra une première enveloppe jaune et un éventail de photographies s'en échappa; de surcroît, aubaine inespérée, elles n'étaient pas classées et il y avait une bonne douzaine de pochettes semblables, bourrées de clichés qu'ils n'avaient jamais pris le temps de trier. Elle se rendit séance tenante à la papeterie et se procura d'épais albums. Cependant, elle ne se laissa pas convaincre par la vendeuse qui lui proposait les nouveaux modèles, à pages plastifiées, d'un usage si pratique et tellement moins salissant puisque la colle était superflue.
– Non merci, c'est gentil à vous de me conseiller mais, voyez-vous, je suis un rien vieux-jeu et puis, surtout, j'ai tout mon temps !

Effectivement, cette entreprise dura plus d'une semaine. D'abord, elle avait opéré au classement. Une pile pour Marik, volumineuse bien sûr puisqu'elle était l'aînée et qu'on immortalisait ses moindres gestes ! Une seconde pour Stéphane, à peu près identique car il était le fils, l'unique espoir de postérité de la tribu ! Une troisième pour Sylvie, déjà un peu plus mince – « pourtant, Sylvie, tu étais la plus rigolote ! ». Enfin une quatrième, bien maigre, celle de la petite dernière, Céline, qu'on n'avait pas eu le temps de beaucoup photographier parce que c'était toujours la course !

– Te souviens-tu, Manon, de cette petite bulle qui s'était annoncée à la Toussaint ? Ils réclamaient tous un frère, surtout Stéphane. Tu avais patienté neuf mois durant, épelant son prénom : « Sa - cha », dans ton cœur, dans ta tête, à longueur de journée. Et cet après-midi d'été, ta joie de serrer contre toi ce petit bout de fille tout blond; tu lui murmurais :
– Tu es bien trop jolie pour être un garçon... Te souviens-tu ?
– Arrête arrête, mon cœur, de te gonfler d'allégresse; mes enfants sont partis, il me restait Bruno, il est mort avant moi.

Voilà ! Les quatre albums étaient terminés. Il lui restait encore un petit tas, oh ! pas bien épais, qui les représentait tous les deux, sans marmots. Elle réfléchit un instant... Non, tout de même, elle n'allait pas les brûler, mais elle ne voulait pas non plus les garder. Ces instantanés étaient de si petits morceaux de temps. Ils n'avaient pas su fixer l'instant d'avant, ni celui, juste après le déclic, où Bruno l'enlaçait en riant, l'embrassait derrière l'oreille et déclarait à voix basse :
– Tu n'es pas une statue de sel, que je sache ! Il ferait beau voir que tu restes figée ainsi pour l'éternité !
Elle allait les diviser en quatre et les céder aux enfants; ça leur plairait sûrement !

*     *     *

C'était dimanche soir. Sylvie avait téléphoné. Elle proposait de réunir toute la tribu samedi prochain.
– Ce serait vraiment chouette que tu viennes; Patrick ira t'attendre à la gare avec les petits et tu pourras passer le week-end chez nous ! Ça marche pour toi ?
Elle avait accepté puis, prétextant de l'huile sur le feu – es-tu dupe, ma fille ? - raccroché rapidement. Elle n'avait pas envie de parler, pourtant la solitude l'oppressait.
Enfin, elle n'y a plus résisté. Elle est partie au kiosque à tabac, en pantoufles et courant presque; là, elle a acheté deux paquets de « double-filtre » et quelques journaux. Elle ne voulait pas lire les informations, aiguillons de l'angoisse, mais n'ignorait pas qu'un beau « mots croisés », résolu la cigarette aux lèvres, était un palliatif qu'elle ne dédaignerait pas. Elle est rentrée chez elle avec un peu moins de précipitation – on ne court pas quand on est en deuil ! – s'est installée à la table de la cuisine, a allumé son semblant de calumet, affûté un crayon et s'est lancée à l'attaque des horizontaux et des verticaux.
Lorsque sa montre indiqua onze heures trente, elle remplissait la dernière case de la grille et tétait avidement son treizième mégot. Enfin, avec une lenteur et une précision calculées, elle vida le cendrier, remit le crayon dans son secrétaire, le dictionnaire sur le rayonnage de la bibliothèque et se prépara pour sa trente-deuxième nuit de solitude. Elle plia chacun de ses habits avec un soin exagéré, vérifiant qu'il n'y ait aucun risque de froissement, tout cela pour gagner quelques précieuses minutes sur l'angoisse qui progressait. Elle brossa longuement sa chevelure sel et poivre...

– Te souviens-tu, Manon, des premiers fils blancs qui apparurent à tes tempes. Mêlés à tes cheveux blonds, ils passaient presque inaperçus. Mais toi, dans un souci de coquetterie, tu t'arrêtais de longues minutes devant ton miroir pour les arracher. Tu avais trente ans, on t'en donnait vingt-quatre et tu rechignais encore ! Alors Bruno t'interrompait :
– Cesse donc de les enlever ! Grâce à eux, on ne m'accuse pas de détournement de  mineure ! Te souviens-tu ?
– Arrête arrête, vieille folle, de te farder pour la nuit ! Il n'est plus là...

Quand elle éteignit la lampe, elle sut immédiatement que toute tentative de lutte était vaine. Résignée et figée, elle laissa l'angoisse dérouler fielleusement son film. Défilèrent devant elles des soldats armés jusqu'aux dents, chacun trimbalant, en plus de l'équipement réglementaire, un métronome vissé sur le dos, rythmant la cadence de son propre pas. Malgré le casque, planté bas sur le front, elle distinguait, affleurant aux paupières, l'étrange fixité de leurs yeux, globules vides de tout sentiment. Du coup, elle se rappela le regard inquiétant de la Femme repue que Mossa représente assise, un monceau de cadavres nus en guise de trône. De plus, la technique du son était parfaite : une stéréophonie, admirablement orchestrée, éclatait dans sa tête, mêlant les vrombissements des bombardiers au roulement assourdissant des tanks. Côté sensation, rien non plus n'était négligé : tandis que la maison vacillait sur ses fondations, les fenêtres de la chambre se mettaient à vibrer. 
Sans entracte, le décor changea soudain. Une fourmilière humaine se démenait en tous sens, les mères portant vaille que vaille des bébés qui hurlaient; des hommes, vêtus à la hâte, certains enroulés dans des couvre-lits à franges, tentaient désespérément de dégager quelques meubles démantibulés de dessous un amas de pierres, vestige de leur maison. La terre avait tremblé et c'était l'affolement.
Elle restait là, pétrifiée dans son lit, son cœur battant à se rompre et ses mains crispées sur le duvet, n'osant pas même bouger le petit doigt. Il lui semblait que ses cheveux s'étaient mués en des milliers de minces fils électriques et que son crâne grésillait.

– Te souviens-tu, Manon, des fantasmes de ton enfance ? Un être asexué frôlait ton lit à barreaux, armé d'un rasoir de barbier pour te trancher le cou. Tu appelais : « Au secours ! » mais personne ne venait, car les cris que l'on pousse en rêvant ne franchissent jamais les frontières de l'inconscient. Et, miraculeusement, ta tête se recollait à ton tronc ! Tu te croyais épargnée mais tout recommençait, dix fois, vingt fois... Te souviens-tu ?

C'est alors que Bruno surgit – un peu comme Zorro dans un mauvais film – avec son irrésistible sourire et son timbre rassurant.
–  Mais ma chérie, ne te fais donc pas tant de soucis; nous vivons dans une contrée clémente, bien loin des épicentres; les tremblements de terre, il y en a en Italie ou en Amérique du Sud, comme les typhons aux Philippines et la lèpre en Afrique... Quant à la guerre, pas de risques pour l'instant, notre pays regorge de capitaux étrangers et sera le dernier visé !
Elle a allumé la lampe, s'est dressée, bien droite sur son séant et a débité d'une voix forte dont le son déchira le silence oppressant :
– Bruno, mon amour, tu savais bien que je ne te croyais pas ! Qu'en surface seulement, tu apaisais mon anxiété. Mais cette nuit, tout est différent. Tu n'es plus là pour endiguer mes craintes par un baiser. Je suis seule, chéri, et j'ai peur ! Tellement peur !

Ensuite, elle n'a plus très bien contrôlé le cours de ses pensées. Comme elle reprenait son souffle pour poursuivre son soliloque, l'image de son mari s'effaça progressivement pour faire place à celle de son père. 
Clope au bec, il se tenait debout devant elle et, un tablier à carreaux noué autour de sa taille, brandissait un balai tout en lui faisant signe, d'un air complice...
– Hé ! gamine ! Tu viens ? On va faire la révolution au Mexique !

– Te souviens-tu, Manon, de ces chambardements fantastiques que vous entrepreniez au printemps, Paps' et toi ? C'était la liquidation générale, le nivellement par le vide, le grand déblayage ! Pour attiser votre zèle, vous vous héliez, d'un bout à l'autre du long corridor, ressassant ce leitmotiv qui déclenchait aussitôt ton rire :
– Pour une révolution, c'est une belle révolution au Mexique...
Cette expression, il l'avait inventée rien que pour toi ! Elle était pour le moins bizarre, mais t'avait emballée, justement par son côté loufoque... Te souviens-tu ?

Naturellement, elle trouva l'antidote à ses obsessions. Elle irait au-devant du séisme; elle supplanterait ses fantômes belliqueux; elle ne permettrait à rien ni à personne de bousiller son univers : elle détruirait avant ! 
D'un bond, elle fut sur pieds, se vêtit à la diable d'un blue-jeans rapiécé et d'une chemise d'homme un peu ample, pour descendre à la cave. Elle en remonta, les bras chargés de cartons. Elle allait voir, cette « enquiquineuse » nocturne, qui aurait le dernier mot ! 
Avant d'amorcer son propre sabordage, elle s'offrit un plein verre de vin doux. Elle attendait de cet élixir qu'il lui insufflât le petite dose d'exaltation indispensable à toute vraie révolution au Mexique qui se respecte !

Remontée à bloc, elle ouvrit tous les placards et les délesta l'un après l'autre de leurs trésors : assiettes, soucoupes, tasses, bols, verres à eau, verres à pieds, tout fut jeté en vrac dans les cartons, avec un fracas de vaisselle brisée qui l'encourageait à continuer.
Tandis qu'elle montait à l'assaut des lustres et des miroirs, elle élaborait méthodiquement la suite des opérations. Le hall d'entrée était doté de deux profondes armoires murales. Elle pourrait ainsi vider tous ses propres meubles et transborder provisoirement leur contenu dans ces placards fixes. Elle trouverait, plus tard, une occasion d'écouler le superflu lors d'une vente de charité quelconque. Elle ne conserverait que le strict minimum : la petite table et les deux tabourets, une ou deux casseroles, quelques ustensiles pour la popote, la cafetière – et puis non, elle boirait du café en poudre ! – une poêle à frire, le frigo et le réchaud pour la cuisine; le matelas, le duvet et la couverture de son lit, éventuellement un fauteuil pour la chambre à coucher; quant au salon-salle à manger, il ne lui était plus nécessaire : si, par lubie, il lui prenait l'envie d'y séjourner, elle pourrait très facilement y transplanter son fauteuil, muni de roulettes... 
Planification terminée, exécution ! Demain, plutôt ce matin, elle téléphonerait à un spécialiste de la brocante. Elle aurait l'embarras du choix : depuis quelques temps leurs hangars poussiéreux pullulaient en ville. Il marchanderait probablement ? Quelle importance ! Pourvu qu'il évacue rapidement et sans questions le buffet, le divan, le poste de radio et tutti quanti !

Le plus difficile restait à faire. Elle fonça sous la remise, sortit le tombereau et le remplit tant bien que mal. Elle irait déposer tous ces ballots tintant de briques à la décharge publique. Cela risquait d'être pénible, d'autant qu'il avait commencé à pleuvoir sérieusement. Mais en définitive, elle était ravie, car, qui rencontrerait-elle, au milieu de la nuit, sous une pluie battante ? Elle endossa son ciré jaune, enfila des bottes de caoutchouc et, fouette cocher ! s'agrippa aux bras de la carriole.

*     *     *

Elle était assise à sa place de prédilection, au bout de la table et se balançait de droite à gauche en chantonnant. Devant elle, un café soluble fumait dans un superbe bol de plastic vert, incassable...
Que dirait-elle aux enfants quand ils établiraient le bilan de la razzia ? À vrai dire, elle s'en souciait comme de colin-tampon. Elle se sentait bien, calme et détendue, presque heureuse. Le soleil s'était caché; elle envisageait sa prochaine nuit avec sérénité. Elle était même pressée de se coucher, impatiente de vérifier l'efficacité de son somnifère peu ordinaire. Elle s'accorda une dernière bouffée de fumée – « dès demain j'arrête, c'est dit ! » - et, contrairement à la veille, se déshabilla à la hâte, éparpillant pêle-mêle ses vêtements sur le sol. Enfin ! elle plongea sous son duvet. Comme tout était facile ! Elle s'endormit comme une masse.

C'est un choc puissant, venu brutalement, qui la secoua de la tête aux pieds. Plus lancinante que jamais, afin de bien prouver qu'elle n'était pas vaincue, l'angoisse lui burinait le cœur et vrillait mille fines spirales dans son crâne. Nouveauté insupportable, tout son corps trépidait convulsivement. Ainsi donc, elle avait perdu. Le contrepoison paternel ne suffisait pas. La tyrannique adversaire avait contourné le piège et susurrait mielleusement à sa victime :
– J'ai gagné, Manon, j'ai gagné ! Tu as visé trop bas et j'ai trouvé la parade. Je n'ai que faire de ton intérieur propret bien agencé, tu me suffis largement ! J'ai décelé en toi un noyau spastique exceptionnel : ta faible carcasse est le siège rêvé pour exercer ma fantasmagorie ! Tremble tremble, pauvrette, si je tiens ta main, c'est pour mieux te malmener...

Elle ne se demande même pas comment elle est arrivée dehors, à demi-nue, une couverture protégeant ses épaules. Elles n'a qu'un mot aux lèvres : fuir...
Fuir jusqu'au cimetière... zigzaguer entre les cyprès, ultime manœuvre pour distancer la bourrelle qui la talonne... 
Enfin, se jeter sur la tombe de Bruno, étreindre à pleins bras la croix de bois et gémir dans un souffle :
– S'il te plaît, raconte-moi les épicentres... Raconte-moi les épicentres...

*     *     *    *     *     *

Marie-Claude Pellerin, septembre 1982
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